L'IA redessine les formations au métiers du numérique et force les entreprises à faire évoluer les postes en interne
Des écoles en phase d'ajustement
En 2024, les établissements de formation se trouvent à des stades différents d'intégration de l'IA dans leurs parcours pédagogiques. Certaines écoles n'ont pas encore créé de cours dédiés et abordent l'IA "par petites touches" au sein des enseignements existants, avec l'ambition de structurer rapidement des modules spécifiques. D'autres ont déjà franchi le cap en incorporant des cours sur l'IA dans l'ensemble de leurs formations.
Le socle commun qui se dessine porte sur trois piliers essentiels :
- la maîtrise du prompt engineering,
- le développement de l'esprit critique face aux résultats générés par l'IA,
- et la compréhension des enjeux de souveraineté des données.
Mais l'approche varie selon les niveaux et les spécialités. Les étudiants en cybersécurité, en développement avancé ou en systèmes et réseaux de niveau Bac+5 vont plus loin, avec des enseignements sur l'intégration d'IA dans les logiciels et même la conception de modèles de langage (LLM).
Former à l'usage critique plutôt qu'à la dépendance
Un consensus émerge parmi les acteurs de la formation : il faut avant tout former des professionnels capables d'un usage critique et distancié de l'IA. L'enjeu est d'éviter l'émergence d'une génération de techniciens dépendants d'outils qu'ils ne sauraient ni questionner ni mettre en perspective.
Une école témoigne de ce risque : "Par défaut, les étudiants vont aller directement vers l'IA pour lui demander comment faire. En termes d'activité cérébrale et de pédagogie, ça va être complètement contre-productif, parce que quand on va leur demander de faire tout seul, sans l'IA, ils seront incapables de le faire."
Amélie Cordier, fondatrice de Graine d'IA, insiste sur cette vigilance : "Les vrais experts ont compris qu'il ne faut pas en être dépendant. Si personne ne peut expliquer comment le code a été écrit, le projet devient impossible à maintenir."
L'hybridation des compétences comme nouveau standard
Magali Pannetier, responsable des projets techniques et pédagogiques à l'EPSI et WIS, souligne le défi principal : "Faire comprendre aux jeunes l'hybridation des compétences. Par exemple, on a des étudiants en cybersécurité qui ne voient pas l'intérêt d'étudier la data ou l'IA, alors que la cybersécurité est omniprésente et nécessite ces compétences."
Son constat est clair : "Être monocompétent, ça ne suffit plus. Il faut s'ouvrir à tout ce qui existe autour de sa spécialisation. L'avenir, c'est l'alliance entre la cyber, la data et l'IA." Elle cite l'exemple du MLOps, métier hybride combinant DevOps et data science, qui illustre cette évolution.
Les entreprises prennent le relais
Face à l'urgence et à la spécificité de leurs besoins, certaines entreprises développent leurs propres dispositifs de formation. Néosoft a mis en place un "contrat professionnel interne" pour les jeunes de moins de 26 ans, accompagné d'un programme de formation sur les compétences clés comme l'IA. La Poste va encore plus loin en proposant des reconversions internes vers les métiers de l'IT et en créant sa propre "École de la Data & IA", tout en déployant un programme d'acculturation à l'IA pour ses 250 000 postiers.
Géraldine Pinson, directrice d'Evocime 301, décrit une initiative ciblée : "Nous avons lancé un parcours 'chef de projet data IA' : trois mois de socle en POEI, puis neuf mois d'alternance. L'idée, c'est d'aider les PME à intégrer concrètement l'IA dans leurs processus."
Des profils Bac+2 fragilisés
L'un des constats les plus préoccupants du rapport concerne la perte d'attractivité des développeurs issus de cursus Bac+2. La capacité croissante de l'IA à produire du code tend à dévaloriser la simple compétence de codage. Les entreprises recherchent désormais des développeurs capables de raisonner sur des architectures globales, d'intégrer des enjeux de cybersécurité et de travailler sur des problématiques data.
Plusieurs écoles constatent que la marche est devenue trop haute pour un jeune diplômé Bac+2 en développement pur. L'alternance apparaît comme une solution clé pour permettre à ces profils de se former progressivement sur des stacks spécifiques.
Soft skills et polyvalence au premier plan
Au-delà des compétences techniques, le rapport de l'Observatoire Régional des Compétences Numériques 2025 souligne l'importance croissante des soft skills. L'autonomie, la curiosité, l'adaptabilité et surtout l'esprit critique deviennent des critères essentiels. Les compétences en communication prennent une nouvelle dimension, incluant la capacité à prompter efficacement.
Le marché valorise également les "doubles compétences", associant expertise numérique et connaissance approfondie d'un domaine métier spécifique. Comme le résume un acteur interrogé : "La compétence data est une compétence qu'on adjoint à une compétence de cœur de métier de départ."
Vers une transformation profonde des métiers
Les acteurs observent davantage une transformation qu'une destruction de postes. L'IA déplacerait le curseur des compétences vers la conception, l'architecture et l'analyse critique. De nouveaux métiers émergent : chefs de transformation IA, ML engineers, développeurs IA, ingénieurs IA. La capacité à prompter pourrait bientôt devenir aussi indispensable que la maîtrise de la langue française.
Certains vont jusqu'à anticiper des bouleversements majeurs. Un intervenant estime qu'il ne restera que 10 à 20% des développeurs actuels, repositionnés comme tech leads ou experts de l'utilisation de l'IA. Une peur d'obsolescence des compétences émerge chez les étudiants, qui s'interrogent sur la pertinence de leur formation face à un secteur en évolution constante.
Les défis à venir
Pour les années à venir, deux priorités se dessinent. D'abord, continuer d'intégrer l'IA aux parcours de formation en développant et structurant les enseignements pour répondre aux besoins croissants. Ensuite, inciter les développeurs à poursuivre au-delà du Bac+2 et repenser fondamentalement les formations au développement pour garantir l'insertion professionnelle des diplômés.
Comme le souligne Brice Aubert, cofondateur du cabinet de recrutement Seyos : "On parle beaucoup d'IA, mais dans les faits, son intégration dans les outils de travail reste balbutiante. Le jour où l'on saura l'utiliser pleinement, ce sera un vrai tournant. Ça risque de générer une forme d'hypercroissance, mais aussi de creuser de gros écarts entre ceux qui maîtrisent ces outils et ceux qui resteront à l'écart."
L'enjeu pour les organismes de formation est clair : accompagner cette transformation en formant des professionnels non seulement compétents techniquement, mais aussi capables de recul critique, d'adaptabilité et de créativité face à des outils qui redéfinissent les contours mêmes de leurs métiers.