Le marché du numérique dans l'Ouest : quelle place pour les juniors et l’alternance ?
L'Observatoire Régional des Compétences Numériques 2025 met en lumière un paradoxe saisissant : alors que le discours sur la pénurie de talents persiste, les juniors et alternants peinent de plus en plus à trouver leur place sur un marché devenu exigeant et sélectif.
Un marché en forte contraction
L'année 2024 a marqué un tournant brutal pour les entreprises de services numériques. Les ESN apparaissent particulièrement affectées : Numeum anticipe une baisse de 2,1% de leur croissance, du jamais-vu depuis les crises de 2008 et 2012, hors période Covid. La réduction des budgets clients et les nombreux reports de projets ont entraîné une chute du volume de missions et des opportunités commerciales.
Les entreprises qui avaient fortement investi durant l'après-Covid préparent désormais un « nouveau cycle », visant à absorber les nombreux recrutements de ces dernières années tout en réévaluant finement leurs besoins de compétences. Paradoxalement, ce contexte difficile leur offre une certaine stabilité interne grâce à un turn-over revenu à un niveau "normal", même si cette stabilité est en partie subie.
Quand les juniors font les frais du retournement
Le ralentissement a profondément transformé les critères de recrutement. Profitant d'un rapport de force redevenu à leur avantage, les employeurs rehaussent drastiquement leurs exigences. Ils recherchent désormais des candidats combinant large éventail de compétences techniques, maturité professionnelle, capacité d'être immédiatement opérationnels et solides compétences relationnelles.
Plusieurs employeurs expriment désormais sans détour qu'ils préfèrent reporter un recrutement plutôt que d'embaucher des profils juniors nécessitant un temps d'accompagnement. Comme l'explique Brice Aubert, cofondateur du cabinet de recrutement Seyos : « Les recrutements se concentrent désormais sur des profils plus expérimentés et experts, au détriment des profils juniors. Cela nous pousse à aller chercher des profils qui ne sont pas forcément en recherche, mais qui apportent une vraie valeur ajoutée au-delà de la fiche de poste. »
Cette tendance pénalise directement les jeunes diplômés. Les formations Bac+2 en développement voient leurs taux d'insertion reculer, le marché favorisant désormais le Bac+5 expérimenté, capable de piloter des architectures complexes et d'encadrer des projets d'envergure.
Alternance : attention, embouteillages
En 2024-2025, décrocher un contrat d'apprentissage s'avère bien plus difficile que les années précédentes. Les acteurs de la formation décrivent une année « bascule », marquée par un allongement des délais de recherche et une hausse du nombre de jeunes contraints d'abandonner leur cursus, faute de contrat. Un formateur témoigne : « Ils doivent trouver leur alternance pour le mois de mai. La première année que j'ai suivie, ça devait être 2022-2023, il y en avait beaucoup qui avaient trouvé au mois de mars. En 2 ans, on est passé sur l'effet inverse. [...] Et puis, il y en a beaucoup qui n'ont juste pas trouvé du tout et qui ont dû arrêter la formation en cours. Ils étaient 2 ou 3 cette année, sur une quinzaine. »
La saturation découle de la réduction nationale de l'aide à l'embauche d'un apprenti et de la conjoncture économique plus incertaine, alors que le nombre de candidats ne cesse d'augmenter du fait de la multiplication des formations numériques. Certains acteurs estiment que le point de décrochage a été atteint, le décalage devenant trop important entre le volume de candidats et la capacité des entreprises à les absorber.
L'impact de la baisse des aides varie selon la taille des entreprises. Les grands groupes ont pu réduire leurs volumes de contrats mais maintiennent souvent une politique en faveur de l'alternance pour des raisons de transmission. Les ETI relativisent l'impact en comparant le coût à celui d'une embauche en CDI, mais butent sur la taille limitée de leurs équipes et le manque de profils expérimentés pour encadrer. Les ESN, qui avaient massivement recouru à l'alternance durant l'hypercroissance, sont les plus touchées et réduisent fortement leurs contrats d'apprentissage.
Un vivier stratégique malgré tout
Malgré ces difficultés, les entreprises insistent sur l'importance de maintenir un flux d'alternants. Beaucoup appréhendent l'alternance comme un levier de sécurisation à moyen terme, permettant de former des jeunes « sur mesure » à la culture et aux outils de la maison. Comme le souligne un professionnel : « Les entreprises attendent des Bac+5 avec 2-3 ans d'expérience professionnelle. Un alternant, clairement, il est dans ce schéma-là. Mais pour avoir ce profil dans 3 ou 5 ans, il faut continuer d'avoir des alternants aujourd'hui. »
D'autres mettent en avant une dimension éthique : « Je pense qu'on a un devoir de transmission et que c'est plus que nécessaire qu'on assure une continuité entre ce qu'on a reçu quand on a commencé – on a été accompagnés, formés – et les plus jeunes. Pour moi, c'est essentiel. »
Nicolas Beaunieux, Vice-Président IT & Digital chez Manitou, résume cette approche : « En 2024, nous avons accueilli sept alternants, dont deux en cybersécurité. L'alternance est un format très apprécié : c'est un bon moyen d'identifier des talents et d'intégrer des profils à moindre coût dans un contexte budgétaire parfois contraint. »
Formation : un paysage saturé à réinventer
Le marché de la formation numérique connaît lui aussi de profonds bouleversements. Depuis 2020, l'offre s'est considérablement étoffée avec l'arrivée de nombreuses nouvelles écoles, créant un paysage parfois « chaotique ». Magali Pannetier, Responsable des projets techniques et pédagogiques EPSI et WIS, observe : « Pour les jeunes, c'est devenu très compliqué de s'y retrouver : toutes les écoles ont des discours similaires, des promesses équivalentes. Il y a une vraie confusion. »
Face à cette saturation, les organismes doivent se réinventer. Géraldine Pinson, Responsable Grand Ouest Evocime et Directrice de l'école 301, explique : « Le marché est saturé [...] Il faut miser sur la différenciation : intégrer les soft skills, former à l'adaptabilité, à la communication… Ce sont ces savoir-être qui font aujourd'hui la différence sur le marché. »
Regards croisés : des perceptions divergentes
L'enquête révèle des perceptions parfois divergentes entre employeurs et organismes de formation. Du côté des entreprises, si les bases techniques des diplômés sont globalement jugées solides, on déplore des lacunes du côté des soft skills, de la posture professionnelle et des compétences rédactionnelles. Le principal reproche concerne le décalage entre l'image véhiculée par les écoles et la réalité du marché, notamment sur les niveaux de salaires qui restent « teintés de la période d'hypercroissance de 2021-2023 ».
Du côté des organismes de formation, on pointe le durcissement des exigences des entreprises, qui se transforme en quête « du mouton à 5 pattes ». Ils rappellent que l'apprentissage des codes du monde du travail fait partie intégrante de l'expérience d'alternance, et qu'un junior... débute par définition. Ils relèvent aussi un décalage entre les compétences émergentes que les entreprises les encouragent à intégrer (IA, écoconception, numérique responsable) et le faible nombre d'offres valorisant effectivement ces compétences.
Le paradoxe de la pénurie
Les étudiants, bercés par le discours sur la pénurie de talents, ne mesurent pas toujours la réalité d'un marché devenu exigeant. Comme le souligne un responsable de formation : « Il y a une telle compétition qu'on va prendre des jeunes qui ont des projets persos à côté, qui ont déjà fait des stages en été, etc. La concurrence est extrêmement rude, pour eux. Je ne pense pas qu'ils s'en rendent compte puisqu'on ne fait que leur répéter qu'il y a une pénurie. »
Le marché assiste au retour d'exigences combinant expérience significative, expertise technique pointue et qualités comportementales exemplaires, souvent couplées à des critères d'âge implicites mais désormais ouvertement exprimés : moins de trente ans, voire moins de vingt-six ans.
Conclusion : un équilibre à retrouver
Le secteur du numérique dans l'Ouest vit un « nouveau cycle » où les entreprises digèrent leurs recrutements massifs post-Covid. Les trajectoires d'insertion se complexifient, créant un marché à deux vitesses : opportunités préservées pour les profils expérimentés, parcours du combattant pour les juniors et reconvertis.
Cette sélectivité n'est pas neutre socialement. Beaucoup de profils juniors restent « sur le carreau », pénalisés par un manque d'expérience dans un secteur qui, paradoxalement, continue d'afficher des besoins en compétences. Ce déséquilibre appelle à une vigilance collective pour éviter d'assécher le vivier de talents de demain, au risque de reproduire dans quelques années les tensions de recrutement qui ont marqué la période 2021-2023. L'alternance reste un pont essentiel entre formation et emploi, à condition que tous les acteurs jouent pleinement leur rôle dans l'accompagnement des jeunes générations.